Mesurer les odeurs

La résolution d’un défi qui a plus de 100 ans pourrait mener aux senteurs numériques

Les parfums –mystère d’une promesse, intrigue et émotions interdites – sont créés par les nez, ou maîtres parfumeurs, qui gardent leurs recettes secrètes. Dans une nouvelle étude sur l’odorat, des chercheurs de l’Institut Weizmann des Sciences ont cherché à comprendre le mystère de ces mélanges odorants, non pas en découvrant leurs ingrédients mais en enregistrant et en cartographiant la façon dont ils sont perçus. Les scientifiques peuvent à présent prédire quel parfum aura un complexe odorant simplement en analysant sa structure moléculaire. Cette étude va révolutionner le monde de la parfumerie et pourrait mener à la numérisation et la reproduction d’odeurs sur commande. La méthode proposée pour classer les odeurs, créée par des neurobiologistes, des informaticiens et un nez et financée par une initiative européenne pour les technologies émergente du futur (FET Open), a été publiée dans Nature.

« Déterminer les odeurs d’une façon logique et organisée est un défi qui a été proposé par Alexander Graham Bell il y a environ 100 ans, » dit le professeur Noam Sobel du département de Neurobiologie de l’Institut. Bell l’a ainsi énoncé : « Il existe différents types de parfum, de celui des violettes ou des roses à celui de l’asafoetida. Mais tant que l’on ne peut pas mesurer leurs ressemblances et leurs différences, il n’existe aucune science de l’odeur. » Ceci est resté en suspens jusqu’à aujourd’hui.

Ce défi resté sans réponse depuis une centaine d’années montre la difficulté de classer les odeurs selon un système logique : il existe des millions de récepteurs d’odeurs dans notre nez, classés en centaines de sous-types différents, chacun conçu pour détecter des assemblages moléculaires précis. Notre cerveau peut potentiellement percevoir des millions d’odeurs composées de mélanges de molécules à différentes intensités. Ainsi, cartographier cette information était un véritable défi. Mais le professeur Sobel et ses collègues, dirigés par l’étudiant en mastère Aharon Ravia et le docteur Kobi Snitz, ont découvert un ordre sous-jacent à ces odeurs. Ils sont parvenus à cette conclusion en adoptant le concept de Bell – ne pas décrire les odeurs elles-mêmes mais plutôt les relations entre les odeurs telles qu’elles sont perçues.

Les odeurs peuvent être mesurées en fonction de la distance qu’il existe entre-elles

Au cours d’une série d’expériences, l’équipe a présenté aux participants volontaires des couples d’odeurs et leur a demandé de noter leur similarité sur une échelle partant « d’identiques » et allant jusqu’à « extrêmement différentes ». Pour la première expérience, l’équipe a créé 14 mélanges aromatiques, chacun composés de 10 composants moléculaires, et les a présentés deux par deux à près de 200 volontaires pour qu’à la fin de l’expérience chaque volontaire ait évalué 95 couples.

Pour transposer la base de données issue de milliers de niveaux de similarité dans une configuration utilisable, l’équipe a affiné une mesure physicochimique précédemment développée. Dans ces calculs, chaque odeur est représentée par un vecteur unique qui combine 21 mesures physiques (polarité, poids moléculaire, etc). Ainsi, la similarité entre deux odeurs peut être associée à l’angle entre les vecteurs qui les représentent : on estime que deux odeurs dont les vecteurs créent un angle réduit sont similaires alors qu’elles sont différentes si leurs vecteurs créent un angle important.

Afin de valider ce modèle, l’équipe l’a appliqué dans un premier temps aux données collectées dans le cadre d’une autre étude sur la différenciation des odeurs effectuée par C. Bushdid et ses collègues du laboratoire du professeur Leslie Vosshall de l’Institut Rockefeller de New York. L’équipe de l’Institut Weizmann a découvert que leur modèle et ses mesures prédisaient précisément les résultats de C. Bushdid : les odeurs dont les vecteurs présentaient un faible écart angulaire étaient difficile à différencier tandis que les odeurs dont les vecteurs présentaient un grand écart étaient faciles à différencier. Encouragée par la conformité précise de son modèle avec les données collectées par d’autres chercheurs, l’équipe a poursuivi ses tests.

L’équipe a concocté de nouvelles senteurs et a invité un nouveau groupe de volontaires à les sentir tout en prédisant, grâce à leur modèle, la façon dont les participants noteraient les différentes paires d’odeurs – d’abord 14 nouveaux mélanges puis, dans l’expérience qui a suivi, 100 mélanges. Le modèle a particulièrement bien fonctionné. En effet, les résultats étaient du même ordre que ceux de la perception des couleurs – une information sensorielle basée sur des paramètres bien définis. Ces résultats ont été particulièrement surprenants car chaque personne possède un ensemble de sous-types de récepteurs des odeurs unique qui peut varier de près de 30% entre deux individus.

Puisque la « carte des odeurs » ou la « règle des odeurs » prédit les similarités entre deux odeurs quelles qu’elles soient, elle peut également être utilisée pour prédire comment une odeur va sentir. Par exemple, n’importe quelle nouvelle odeur située à 0,05 radians ou moins de celle de la banane sentira exactement la banane. Plus le vecteur de cette nouvelle odeur s’éloignera de celui de la banane, moins son odeur lui ressemblera et, au-delà d’une certaine distance, elle sera totalement différente.

L’équipe développe à présent des outils en ligne. Cet ensemble d’outils permettra non seulement de prédire comment une nouvelle odeur sentira mais aussi de synthétiser des odeurs. Par exemple, il sera possible de prendre un parfum composé d’un ensemble d’ingrédients connus et d’utiliser la carte et la règle pour créer un parfum ne possédant aucun composant en commun avec le parfum original mais ayant la même odeur. De telles créations, appelées compositions spectrales non chevauchantes en vision des couleurs, qui génèrent la même couleur perçue, sont appelées couleurs métamères et ici, l’équipe a en quelque sorte créé des métamères olfactifs.

Les découvertes de cette étude constituent une étape importante vers la concrétisation des recherches du professeur David Harel du Département Informatique et Mathématiques Appliquées, également vice-président de l’Académie des Sciences et Sciences Humaines d’Israël, co-auteur de l’étude « Permettre aux ordinateurs de numériser et de reproduire des odeurs ». De plus, réussir à ajouter des odeurs réalistes de fleurs ou d’océan à nos photos de vacances sur les réseaux sociaux donnerait aux ordinateurs la capacité d’interpréter les odeurs de la même façon que nous ; cela pourrait avoir un impact sur le suivi environnemental ou les industries biomédicales et alimentaires par exemple. Toutefois, Christophe Laudamiel, nez et co-auteur de cette étude, fait remarquer qu’il n’est pas encore inquiet pour l’avenir de sa profession.

Le Professeur Sobel conclut par ces mots : « Il y a 100 ans, Alexander Graham Bell a lancé un défi. Aujourd’hui, nous l’avons relevé : la distance entre la rose et la violette est de 0,202 radians (elles sont vaguement similaires) et la différence entre la rose et l’asafoetida est de 0,565 radians (elles sont très différentes). Nous avons converti la perception des odeurs en chiffres et c’est une avancée dans le monde de la science de l’odeur. »

Le professeur Noam Sobel dirige l’Institut national Azrieli pour l’imagerie cérébrale médicale et la recherche. Ses recherches sont également financées par le Centre Norman et Helen Asher pour l’imagerie cérébrale humaine, le laboratoire pour la recherche en neurobiologie de l’olfaction Nadia Jaglom, le fonds Rob et Cheryl McEwen pour la recherche sur le cerveau et Sonia T. Marschak. Le professeur Sobel est détenteur de la chaire professorale en neurobiologie Sara et Michael Sela.

Les recherches du professeur David Harel sont financées par la succession Emile Mimran. Le professeur Harel est détenteur de la chaire professorale en mathématiques William Sussman.



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