15 Jan Des larmes sans peur: Renifler des larmes de femmes réduit l’agressivité chez les hommes
Par Jacques Boutillier
L’exposition aux larmes active les récepteurs olfactifs humains et modifie les circuits cérébraux liés à l’agression.
Tous les mammifères terrestres ont des glandes lacrymales dans les yeux, mais l’expérience humaine de la larme était jusqu’à récemment considérée comme unique. Après tout, nous sommes le seul animal à avoir versé une larme à cause de nos émotions. Aujourd’hui, une nouvelle étude de l’Institut Weizmann des Sciences révèle que les larmes humaines ont beaucoup plus de points communs avec celles des autres animaux qu’on ne le pensait : les larmes contiennent des substances chimiques qui réduisent l’agressivité chez les autres, tout comme par exemple les larmes des souris et des rats-taupes aveugles. L’étude, publiée dans PLOS Biology, montre que le fait de renifler des larmes de femmes diminue l’activité cérébrale liée à l’agression chez les hommes, réduisant ainsi leur comportement agressif.
Cette étude aborde un mystère de longue date : la raison pour laquelle nous pleurons. Charles Darwin était perplexe face aux larmes émotionnelles, qui semblaient n’avoir aucune fonction utile – en dehors du rôle que jouent les larmes dans la lubrification de l’œil – et il en avait conclu que ces larmes auraient évolué chez l’homme par hasard. Depuis, de nombreuses études, notamment chez les rongeurs, ont montré que les larmes des mammifères contiennent des substances chimiques qui servent de signaux sociaux et peuvent être émises à la demande.
L’un de leurs objectifs les plus courants est de réduire l’agressivité. Le liquide lacrymal des souris femelles, par exemple, contient des substances chimiques qui affectent les réseaux d’agression dans le cerveau, et contribuent à réduire ainsi les bagarres entre les souris mâles. Les mâles subordonnés de rats-taupes aveugles s’enduisent de larmes pour réduire le comportement agressif du mâle dominant à leur égard.
Le Prof. Noam Sobel et Shani Agron, doctorante
Le professeur Noam Sobel, dont le laboratoire au sein du Département des Sciences du Cerveau de Weizmann étudie l’olfaction, le sens de l’odorat, a émis l’hypothèse que les larmes humaines contiennent également des substances chimiques qui servent de signaux sociaux. En 2011, dans une recherche publiée dans Science, son équipe avait montré que le fait de renifler les larmes émotionnelles des femmes réduisait les niveaux de testostérone chez les hommes, ce qui diminuait quelque peu le niveau d’excitation sexuelle.
Dans cette nouvelle étude, les chercheurs dirigés par Shani Agron, doctorante au laboratoire du Prof. Sobel, ont voulu déterminer si les larmes ont le même effet de blocage de l’agression chez l’homme que chez les rongeurs. Dans une série d’expériences, des hommes ont été exposés soit à des larmes émotionnelles de femmes, soit à une solution saline, sans savoir ce qu’ils respiraient et sans pouvoir faire la distinction entre les deux, puisque les deux sont inodores. Ensuite, ils ont joué à un jeu à deux. Le jeu était conçu pour susciter un comportement agressif d’un joueur à l’égard de l’autre joueur car les perdants étaient amenés à penser que leur adversaire trichait. Lorsqu’ils en avaient l’occasion, les perdants pouvaient se venger des autres joueurs en leur faisant perdre de l’argent, alors qu’eux-mêmes n’en gagnaient pas.
Après avoir reniflé les larmes émotionnelles des femmes, leur comportement agressif de vengeance des hommes pendant le jeu a chuté d’environ 44 %, c’est-à-dire presque de moitié.
Cela semble équivalent à l’effet observé chez les rongeurs, mais ces derniers possèdent une structure dans leur nez appelée organe voméronasal, qui capte les signaux chimiques sociaux. Or les humains n’ont pas cet organe, alors comment perçoivent-ils les substances chimiques sociales ? Pour trouver une réponse, les chercheurs ont appliqué les larmes à 62 récepteurs olfactifs humains dans une boîte de laboratoire et ont constaté que quatre de ces récepteurs étaient activés par les larmes, bien que les larmes soient inodores.
En outre, les chercheurs ont répété les expériences en examinant le cerveau des hommes à l’aide d’un scanner IRM. L’imagerie fonctionnelle a montré que deux régions du cerveau liées à l’agression – le cortex préfrontal et l’insula antérieure – étaient moins actives lorsque les hommes reniflaient les larmes. Et plus cette activité cérébrale diminue, moins les perdants cherchent à se venger pendant le match…
« Nous avons montré que les larmes activent les récepteurs olfactifs et qu’elles modifient les circuits cérébraux liés à l’agression, réduisant de manière significative le comportement agressif », explique Noam Sobel. « Ces résultats suggèrent que les larmes sont une couverture chimique offrant une protection contre l’agression et que cet effet est commun aux rongeurs et aux humains, et peut-être aussi à d’autres mammifères ».
Des études récentes ont montré que les chiens versent également des larmes émotionnelles. Des recherches complémentaires seront nécessaires pour déterminer si ces larmes contiennent des signaux chimiques qui peuvent être captés par d’autres chiens ou par des humains.
En ce qui concerne les interactions sociales entre humains, les recherches futures permettront de déterminer si les résultats de la nouvelle étude s’appliquent aux femmes. « Lorsque nous avons cherché des volontaires susceptibles de donner des larmes pour cette étude, ce sont surtout des femmes qui se sont portées volontaires, car pour elles, il est beaucoup plus acceptable socialement de pleurer », explique Shani Agron. « Nous savions que renifler des larmes fait baisser la testostérone, et que cette baisse de testostérone a un effet plus important sur l’agressivité chez les hommes que chez les femmes, nous avons donc commencé par étudier l’impact des larmes sur les hommes car cela nous donnait plus de chances d’identifier un effet. Cependant, nous devons maintenant étendre cette recherche aux femmes, afin d’obtenir une image plus complète de ce possible impact ».
Shani Agron ajoute que cet effet est susceptible de prendre de l’importance lorsque la communication verbale est impossible, par exemple dans les interactions avec les nourrissons : « Les nourrissons ne peuvent pas parler, c’est pourquoi il peut être essentiel pour eux de s’appuyer sur des signaux chimiques afin de se protéger des agressions. »
Cette étude a été menée en collaboration avec le professeur Hiroaki Matsunami de la faculté de médecine de l’université Duke, dont l’ancienne boursière postdoctorale, le docteur Claire A. de March, a dirigé les recherches avec Shani Agron. Reut Weissgross, le Dr Eva Mishor, Lior Gorodisky et le Dr Tali Weiss du département des Sciences du cerveau de l’Institut Weizmann, ainsi que le Dr Edna Furman-Haran du département des Sciences de la vie, ont également participé à l’étude.
Le professeur Sobel est titulaire de la chaire professorale de neurobiologie Sara et Michael Sela. Ses recherches sont soutenues par l’Azrieli National Institute for Human Brain Imaging and Research, le Irene and Jared M. Drescher Center for Research on Mental and Emotional Health, le Sagol Weizmann-MIT Bridge Program et le Rob and Cheryl McEwen Fund for Brain Research.
La science en chiffres
Pour chaque expérience, les chercheurs ont utilisé près de 1,5 ml de larmes par participant. L’ensemble de l’étude a nécessité plus de 160 ml de larmes émotionnelles. Elles ont été recueillies au cours d’environ 125 séances de don auprès de 6 femmes volontaires âgées d’une vingtaine d’années.