10 Mai Le sens social
L’ocytocine dans le cerveau d’un poisson en développement détermine son comportement social ultérieur
Chaque fois que nous décidons d’organiser une fête, d’inviter nos beaux-parents à dîner ou de partir en croisière, nous sommes poussés par la composante la plus fondamentale du comportement social : le désir de fréquenter d’autres humains. Si l’on considère que la volonté de former des groupes avec des membres de sa propre espèce s’est conservée tout au long de l’évolution, il est évident que le comportement social est régi par les gènes, du moins dans une certaine mesure. Mais nos parents et nos enseignants nous aident à affiner nos aptitudes sociales, si bien qu’il est difficile, voire impossible, de distinguer les effets de la nature et de l’éducation sur ce comportement. En étudiant le poisson zèbre, les chercheurs de l’Institut Weizmann des Sciences, en collaboration avec des scientifiques portugais, ont réussi à résoudre une partie de l’énigme de la manière dont le comportement social est ancré dans le cerveau en développement.
Les poissons zèbres sont parfaits pour étudier la base innée du comportement, car ils ne reçoivent aucun soin de la part de leurs parents. « Certaines espèces de poissons prennent soin de leurs petits, mais pas le poisson zèbre », explique le professeur Gil Levkowitz, des Départements de Biologie Cellulaire Moléculaire et de Neurosciences Moléculaires de Weizmann, qui a dirigé l’équipe de recherche avec le professeur Rui F. Oliveira de l’Instituto Gulbenkian de Ciência au Portugal. « La femelle du poisson zèbre pond plusieurs centaines d’œufs, qui sont fécondés par le sperme libéré dans l’eau par le mâle. Elle fournit à sa progéniture une « boîte à lunch » – un sac de protéines, ou jaune d’œuf, qui constitue une partie de l’œuf, mais sinon, son message à ses enfants est le suivant : débrouille-toi tout seul. »
(de gauche à droite) Michael Gliksberg et le professeur Gil Levkowitz. Parti à la pêche
A l’âge de quatre semaines environ, les poissons juvéniles d’un centimètre de long, tout juste sortis du stade larvaire, commencent à se socialiser. Bien que leur synchronisation ne soit pas aussi parfaite que celle des bancs de poissons-lunes du film Nemo, ils ont une forte tendance à nager ensemble en groupe, appelé banc. Tout comme les humains, ils ont intérêt à rechercher la compagnie ; dans leur cas, le groupe leur procure des avantages pour chercher de la nourriture, surmonter les courants, éviter les prédateurs et trouver des partenaires. Le comportement de regroupement du poisson-zèbre nécessite un traitement sophistiqué des signaux visuels et sociaux, très similaire à ce qui se passe dans le cerveau des humains qui se socialisent. En particulier, le poisson-zèbre doit être capable d’identifier les autres poissons comme appartenant à sa propre espèce « amie », par opposition à une espèce différente ou, pire encore, prédatrice.
Pour comprendre comment le comportement social du poisson-zèbre se développe, les chercheurs ont décidé de se concentrer sur l’hormone ocytocine, l’un des principaux neurochimiques connus pour favoriser les interactions sociales, y compris les liens affectifs. Ana Rita Nunes, boursière postdoctorale, et Michael Gliksberg, étudiant en doctorat, ont créé un système permettant d’explorer les effets de l’ocytocine sur le développement du cerveau des larves de poisson zèbre. Ils ont produit des larves transgéniques dont les neurones fabriquant l’ocytocine hébergeaient un gène bactérien codant pour une sensibilité fatale aux antibiotiques. Les chercheurs ont ensuite pu éliminer ces neurones du cerveau des larves à différents stades de leur développement en ajoutant des antibiotiques dans l’eau, et ils ont ensuite observé le comportement des poissons zèbres lorsqu’ils sont devenus adultes.
Les scientifiques ont découvert que les larves dont le cerveau était dépourvu d’ocytocine à un stade précoce – plus précisément au cours des deux premières semaines de leur vie – sont devenues des poissons adultes dont la capacité d’interaction sociale, à savoir la nage en banc, était altérée. Bien que leur cerveau ait régénéré les neurones à ocytocine plus tard dans leur vie, cette capacité n’a pas été restaurée. Cela signifie que pour que les adultes soient capables d’un comportement social, leur cerveau doit être organisé par l’ocytocine d’une certaine manière pendant une période critique du développement cérébral au cours de laquelle les traits sociaux sont établis.
Les chercheurs ont ensuite découvert les mécanismes par lesquels l’ocytocine prépare le cerveau en croissance à la socialisation. Ils ont montré que les neurones produisant de l’ocytocine étaient essentiels à la naissance d’un autre type de neurone, celui qui libère le neurotransmetteur dopamine, connu pour réguler les sentiments de récompense et de motivation. Les poissons zèbres dont le cerveau n’avait pas été exposé à l’ocytocine au cours des deux premières semaines de leur vie présentaient un nombre réduit de neurones produisant de la dopamine, ainsi qu’un nombre réduit de connexions à ces neurones, dans deux zones distinctes du cerveau.
L’une de ces zones était responsable du traitement des stimuli visuels, apparemment du type essentiel pour reconnaître des partenaires de nage potentiels. Une zone analogue dans le cerveau des mammifères, dont l’homme, est impliquée dans le traitement des indices visuels dans les situations sociales. Elle contrôle les mouvements oculaires qui balaient, par exemple, différents éléments du visage dans un ordre particulier pour déchiffrer les expressions faciales. Ce schéma est souvent absent chez les personnes atteintes d’autisme, ce qui suggère que leur cerveau réagit différemment aux indices visuels à caractère social. L’autre zone cérébrale déficiente en dopamine chez le poisson-zèbre était analogue à un centre de récompense majeur dans le cerveau des mammifères, qui est impliqué dans le renforcement positif des interactions sociales.
Un cerveau de poisson zèbre sous un microscope, montrant des neurones marqués par fluorescence – produisant de l’ocytocine (vert) et de la dopamine (magenta) – qui sont impliqués dans ce qu’on appelle le « réseau du cerveau social ».
Un manque d’ocytocine au cours de la période critique du développement précoce a également perturbé un système de connexions neuronales connu sous le nom de « réseau de prise de décision sociale » – un groupe de zones du cerveau qui travaillent ensemble pour traiter les informations sociales. Chez les poissons dont le cerveau s’était développé sans ocytocine, les schémas de synchronisation des activités neuronales entre ces centres étaient complètement différents de ceux des poissons ordinaires.
« Nos recherches ont montré que l’ocytocine est bien plus qu’une hormone qui crée un lien social et de l’empathie – elle joue un rôle dans la construction des systèmes cérébraux qu’elle utilisera plus tard, y compris ceux impliqués dans le traitement sensoriel, la cognition, l’apprentissage et la transmission d’une sensation de récompense », déclare M.Gliksberg.
A.N.Nunes résume : « L’ocytocine organise le cerveau en développement d’une manière qui est essentielle pour répondre aux situations sociales. »
Les mécanismes révélés dans l’étude fournissent une nouvelle base pour la recherche sur les programmes génétiques régissant le comportement social chez l’homme, en particulier les changements médiés par l’ocytocine dans le cerveau en développement pendant les périodes critiques précoces, au cours desquelles les capacités sociales sont établies. La compréhension de ces mécanismes pourrait faire progresser la recherche de la base moléculaire des troubles psychiatriques neurodéveloppementaux que l’on pense être déclenchés en partie par des gènes, notamment les troubles du spectre autistique.
La Science en chiffres
Dans la nature, les poissons zèbres nagent en bancs de 4 à 14 dans les ruisseaux à faible courant et en bancs d’environ 300 dans les rivières à fort courant.
Le professeur Gil Levkowitz est le titulaire de la chaire Elias Sourasky.
Les recherches du professeur Levkowitz sont soutenues par le Hedda, Alberto et David Milman Baron Center for Research on the Development of Neural Networks, le Sagol Institute for Longevity Research et le Maurice and Vivienne Wohl Biology Endowment.