08 Avr La viande, le muscle et le mouvement de la fusion cellulaire
Les révélations sur la fusion de cellules souches musculaires font leur chemin dans l’industrie agroalimentaire.
Un jour, le professeur Eldad Tzahor a regardé dans le microscope de son laboratoire et a vu un steak. Dans le cadre des recherches du prof. Tzahor sur la réparation des tissus musculaires, le Dr Tamar Eigler, stagiaire postdoctorale dans son laboratoire à l’Institut Weizmann des Sciences, avait fait des expériences avec des cellules souches musculaires en culture. L’une de ces expériences a donné lieu au spectacle surprenant qui s’est déroulé devant les yeux du prof. Tzahor : les cellules avaient commencé à fusionner en de minuscules fibres qui s’épaississaient rapidement, créant en quelques heures de grandes fibres musculaires ressemblant à celles de la viande entière.
Pour démêler la chaîne des événements moléculaires à l’origine de cette transformation rapide, le prof. Tzahor et le Dr. Eigler, tous deux du département de Biologie Cellulaire et Moléculaire, ont fait équipe avec le Dr Ori Avinoam du Département des Sciences Biomoléculaires, qui étudie la fusion de cellule à cellule. Cette chaîne commence par l’exposition des cellules souches musculaires, appelées myoblastes, à une petite molécule qui bloque une enzyme appelée ERK. Le blocage fait que ces cellules commencent à se différencier et à fusionner en de minuscules fibres, ce qui entraîne l’activation d’une autre enzyme, CaMKII, qui finit par déclencher une fusion et une expansion massives des myoblastes. Ces résultats sont publiés dans Developmental Cell.
(de gauche à droite) Dr Tamar Eigler, Dr Ori Avinoam et Prof. Eldad Tzahor. Les muscles (de l’esprit) en action
« Étant donné que tous les muscles de notre corps et ceux d’autres animaux, y compris du bétail, sont produits par les mêmes processus biologiques, nos résultats peuvent s’appliquer à la fois à l’étude de la régénération musculaire et à la production de viande cultivée », explique le professeur Tzahor.
Les myoblastes se forment dans l’embryon, mais une infime partie de ces cellules reste au sommet des fibres musculaires tout au long de notre vie, même si leur nombre diminue avec l’âge. Lorsqu’un muscle est blessé, ce sont ces cellules souches qui sont responsables de sa réparation et de sa régénération. Pour amorcer le processus de réparation, ces cellules doivent cesser de se diviser afin d’arriver à maturité et commencer à fusionner entre elles et avec le tissu musculaire lésé.
« Il est essentiel de comprendre ce qui régule la fusion des myoblastes pour comprendre la réparation des muscles », déclare le Dr. Eigler. « Sans fusion, il n’y a pas de régénération ».
Les expériences menées par le Dr. Eigler suggèrent en effet que la voie nouvellement découverte menant à la fusion des myoblastes pourrait être une voie impliquée dans la régénération musculaire. Lorsque le Dr. Eigler a créé des souris génétiquement modifiées dépourvues de l’enzyme finale de cette voie, la CaMKII, ces souris étaient plus lentes à réparer une blessure musculaire que celles dont l’organisme produisait cette enzyme.
Cette nouvelle approche a permis aux scientifiques d’observer la progression de la fusion au fil du temps. Leurs observations confirment l’idée que la fusion se produit à des stades primaires et secondaires distincts, ce qui avait déjà été démontré chez la mouche à fruits mais pas chez les vertébrés. « Au stade primaire, les myoblastes à noyau unique fusionnent pour former des myotubes, qui ont deux ou trois noyaux », explique le Dr. Avinoam. « Au stade secondaire, la fusion passe à la vitesse supérieure, car le reste des myoblastes est attiré pour fusionner avec les myotubes déjà formés, créant ainsi des fibres musculaires qui contiennent des dizaines, voire des centaines de noyaux. La majeure partie de la fusion a lieu au cours de ce stade secondaire. »
Des vidéos en time-lapse montrent que le processus de fusion entre dans la phase secondaire douze à seize heures après l’exposition des cellules à la molécule bloquant ERK. C’est à ce moment-là que le processus s’accélère soudainement. Dans les douze heures qui suivent, les fibres fusionnent furieusement pour former un muscle charnu.
Le fait que tous les myoblastes d’une boîte de culture cellulaire commencent à fusionner de manière synchronisée suggère qu’ils suivent peut-être un programme intégré pour la fabrication du muscle. Et ceci, à son tour, suggère que les processus observés en laboratoire imitent étroitement la façon dont les fibres musculaires fusionnent dans le corps.
Le spectacle surprenant qui est apparu sous le microscope : Des cellules souches musculaires prélevées sur des souris avant (à droite) et après une exposition de 24 heures (à gauche) à une molécule bloquant l’enzyme ERK. Les myoblastes de souris avaient subi une fusion rapide, créant des fibres musculaires (rouge) avec des noyaux multiples (bleu) // Dr Tamar Eigler (groupe de recherche du Prof. Tzahor).
Dans des expériences de suivi, les chercheurs ont montré que la voie ERK-CaMKII dirige la différenciation et la fusion musculaires dans des myoblastes cultivés provenant de plusieurs espèces d’animaux d’élevage, notamment des poulets, des vaches et des moutons. Les résultats de l’étude pourraient donc contribuer à accélérer la production de viande cultivée et à en réduire le coût.
Une nouvelle entreprise, ProFuse Technology, a été lancée récemment pour développer les résultats de l’étude en vue de leur utilisation dans l’industrie alimentaire. Yeda Research and Development Company, la branche de transfert de technologie de l’Institut Weizmann, a accordé à la société les droits exclusifs sur cette technologie et sur le brevet couvrant cette recherche.
L’équipe de recherche (de gauche à droite) : Ori Avinoam, Sansrity Sinha, Giulia Zarfati, Tamar Eigler, Eldad Tzahor et Emmanuel Amzallag.
Ces recherches ont une dimension historique pour l’Institut Weizmann : l’un des pères fondateurs de l’étude de la croissance musculaire, le regretté professeur David Yaffe, était un scientifique de l’Institut Weizmann. Les cultures de myoblastes qu’il a développées dans les années 1960 pour explorer la différenciation et la fusion de ces cellules ont été utilisées pendant des décennies par des scientifiques du monde entier. Aujourd’hui, quelque soixante ans plus tard, la nouvelle méthode efficace pour induire cette différenciation et cette fusion, découverte par les scientifiques de Weizmann, pourrait faire progresser considérablement les études futures dans ce domaine.
La science en chiffres : Selon des estimations récentes, le marché de la viande cultivée pourrait atteindre 25 000 000 000 de dollars d’ici 2030.
Le professeur Eldad Tzahor dirige le Centre de Recherche Yad Abraham pour le Diagnostic et la Thérapie du Cancer ; ses recherches sont également soutenues par M. et Mme Israël Englander.
Le professeur Ori Avinoam est le titulaire de la Chaire présidentielle de Développement Miriam Berman ; ses recherches sont également soutenues par le Centre Yeda-Sela pour la recherche fondamentale, l’Institut Henry Chanoch Krenter pour l’imagerie biomédicale et la génomique et le Programme Scientifique Collaboratif Schwartz/Reisman.