09 Mar Electrons en fuite
Sur la chiralité, l’effet tunnel et les champs lumineux.
Un électron s’échappant d’une molécule par un tunnel quantique se comportera-t-il différemment selon que la molécule est gauchère ou droitière ?
Les chimistes ont emprunté les expressions « gaucher » et « droitier » à l’anatomie pour décrire les molécules caractérisées par un type particulier d’asymétrie. Pour explorer le concept de chiralité, regardez vos mains, paumes vers le haut. Il est clair qu’elles sont l’image miroir l’une de l’autre. Mais on a beau essayer de les superposer, elles ne se recouvrent pas complètement. De tels objets, appelés « chiraux », se retrouvent à toutes les échelles dans la nature, des galaxies aux molécules…
Chaque jour, nous faisons l’expérience de la chiralité non seulement lorsque nous saisissons un objet ou mettons nos chaussures, mais aussi lorsque nous mangeons ou respirons : notre goût et notre odorat peuvent distinguer deux images miroir d’une molécule chirale. En fait, notre corps est si sensible à la chiralité qu’une molécule peut être un médicament et son image miroir un poison. La chiralité est donc cruciale en pharmacologie, où 90 % des médicaments synthétisés sont des composés chiraux.
Prof. Nurit Dudovich (g) et Dr. Shaked Rozen
Les molécules chirales possèdent des propriétés de symétrie particulières qui en font d’excellents candidats pour l’étude de phénomènes fondamentaux en physique. Récemment, les équipes de recherche dirigées par le professeur Yann Mairesse du CNRS / Université de Bordeaux et le professeur Nirit Dudovich du Département de Physique des Systèmes Complexes de l’Institut Weizmann ont utilisé la chiralité pour jeter une nouvelle lumière sur l’un des phénomènes quantiques les plus intrigants : le processus d’effet tunnel.
Le tunneling est un phénomène dans lequel des particules quantiques traversent des barrières physiques apparemment impossibles à franchir. Comme ce mouvement est interdit en mécanique classique, il est très difficile d’établir une image intuitive de sa dynamique. Pour créer un tunnel qui traverse des molécules chirales, les chercheurs les ont exposées à un champ laser intense. « Les électrons des molécules sont naturellement maintenus autour des noyaux par une barrière énergétique », explique le Prof. Mairesse. « On peut imaginer les électrons comme de l’air piégé dans un ballon gonflable. Les champs laser puissants ont la capacité de réduire l’épaisseur de la paroi du ballon suffisamment pour qu’une partie de l’air puisse passer à travers, même s’il n’y a pas de trou dans le ballon. »
Les Prof. Mairesse et Dudovich et leurs équipes ont entrepris d’étudier un aspect encore inexploré de l’effet tunnel : le moment où une molécule chirale rencontre un champ lumineux chiral, et la manière dont leur brève rencontre affecte l’effet tunnel des électrons. « Nous étions très enthousiastes à l’idée d’explorer le lien entre la chiralité et l’effet tunnel. Nous étions désireux d’en savoir plus sur ce à quoi ressemblerait l’effet tunnel dans ces circonstances particulières », explique le Prof. Dudovich.
Il ne faut que quelques centaines d’attosecondes pour qu’un électron s’échappe d’un atome ou d’une molécule. (Une attoseconde est un milliardième de milliardième de seconde, soit 0,000000000000000001 seconde). Des durées aussi minuscules caractérisent de nombreux processus étudiés dans les laboratoires des Prof. Mairesse et Dudovich. Les deux équipes ont posé la question suivante : Comment la chiralité d’une molécule affecte-t-elle l’échappement d’un électron ?
L’effet tunnel des électrons à travers un champ lumineux est un phénomène ultrarapide qui se mesure en attosecondes. Une seconde est constituée d’un quintillion d’attosecondes. Une attoseconde est à une seconde ce qu’une seconde est à environ 32 milliards d’années.
« Nous avons utilisé un champ laser qui tourne dans le temps pour faire tourner la barrière autour des molécules chirales », explique le Prof. Mairesse. « Pour poursuivre avec la métaphore du ballon, si le champ laser tourne horizontalement, on s’attend à ce que l’air sorte du ballon sur le plan horizontal, en suivant la direction du champ laser. Or, nous avons découvert que si le ballon est chiral, l’air sort du ballon en volant vers le sol ou le plafond, selon le sens de rotation du laser. En d’autres termes, les électrons sortent du tunnel chiral avec une mémoire du sens de rotation de la barrière. Cela ressemble beaucoup à l’effet d’un tire-bouchon, mais à l’échelle du nanomètre et de l’attoseconde. »
Les deux équipes ont ainsi découvert que la probabilité qu’ a un électron de subir un effet tunnel, la phase à laquelle l’électron de sortir par effet tunnel et le moment où se produit l’événement tunnel dépendent de la chiralité de la molécule. Ces résultats passionnants jettent les bases d’autres recherches qui utiliseront les propriétés uniques de symétrie des molécules chirales pour étudier les processus les plus rapides qui se produisent dans l’interaction lumière-matière.
La professeure Nirit Dudovich est directrice de l’École de Recherche en Sciences Physiques André Deloro ; ses recherches sont également soutenues par le Jay Smith and Laura Rapp Laboratory for Research in the Physics of Complex Systems, le Wolfson Family Charitable Trust et la Wolfson Foundation, le Jacques and Charlotte Wolf Research Fund et le Brenden-Mann Women’s Innovation Impact Fund. Le professeur Dudovich est le titulaire de la chaire Robin Chemers Neustein