Voir par le toucher : le secret réside dans les mouvements de la main

Recréer la « sensation » d’un objet par les mouvements des doigts permet d’utiliser les stratégies de détection ancrées en nous.

La vision et le toucher utilisent une stratégie commune : pour utiliser ces sens, nous devons effectuer une analyse active de notre environnement. Quand nous regardons un objet ou une scène, nos yeux les analysent par le biais de petits mouvements ; quand nous explorons un objet par le toucher, nous bougeons les extrémités de nos doigts sur sa surface. Partant de ce constat, des chercheurs de l’Institut Weizmann des Sciences ont conçu un système qui convertit les informations visuelles en signaux tactiles permettant ainsi de « voir » des objets distants par le toucher.

Convertir une information obtenue par un sens en signal perçu par un autre – une approche appelée substitution sensorielle – est un moyen puissant d’étudier la perception humaine ; cette méthode est également prometteuse pour l’amélioration de la vie des personnes souffrant d’une déficience sensorielle, en particulier celle des personnes aveugles. La substitution sensorielle existe depuis plus de cinquante ans mais n’a jamais été adoptée par la communauté des non-voyants dans un usage quotidien.


(de gauche à droite) Professeur Ehud Ahissar, docteur Amos Arieli et docteur Yael Zilbershtain-Kra. Au bout de leurs doigts

Les chercheurs de l’Institut Weizmann ont admis que le plus gros obstacle existant est que la plupart des méthodes de substitution sensorielle sont incompatibles avec nos stratégies de perception naturelle. En fait, ces méthodes omettent la composante de détection active. Ainsi, la plupart des systèmes vue-vers-toucher rendent les mouvements des doigts inutiles en convertissant les stimuli visuels en vibrations sur la peau.

Le docteur Amos Arieli et le professeur Ehud Ahissar du département de neurobiologie en collaboration avec le docteur Yael Zilbershtain-Kra, voulaient développer un système vue-vers-toucher qui imiterait de façon plus réaliste le sens du toucher naturel. L’idée était de permettre à l’utilisateur de percevoir l’information en explorant activement son environnement sans l’intervention perturbante d’équipements de stimulations artificielles.

« Au-delà d’implémenter la détection active, notre système l’impose aux participants. Ils doivent bouger la main pour « voir » des objets distants comme ils le feraient avec des objets accessibles, » dit le docteur Arieli. « La sensation se produit dans leur main en mouvement comme lors d’un toucher réel. »

Dans ce système appelé ASenSub, développé par l’Institut Weizmann, une petite caméra très légère est attachée à la main de l’utilisateur et l’image qu’elle capture est convertie en signaux tactiles via un ensemble de 96 broches placées aux extrémités de trois doigts de cette main. L’image capturée par la caméra est d’abord associée aux broches, puis la hauteur de chaque broche est déterminée par la luminosité du pixel correspondant. Par exemple, si la caméra scanne un triangle noir sur une surface blanche, les broches correspondant aux pixels blancs vont rester à niveau alors que celles cartographiant les pixels noirs vont se soulever au moment où la caméra passe sur le triangle, donnant la sensation virtuelle de palper un triangle en relief.

 


Dans le système ASenSub, un convertisseur spécial (1) crée des signaux tactiles en se basant sur les informations visuelles capturées par une petite caméra (2)

Le docteur Zilbershtain-Kra et le docteur Shmuel Graffi, ophtalmologue, ont testé ASenSub au cours d’une série d’expériences avec certains participants voyants, les yeux bandés et d’autres aveugles de naissance. Les deux groupes devaient d’abord identifier des formes géométriques en deux dimension puis des objets en trois dimensions, comme une pomme, un rhinocéros en plastique ou une paire de ciseaux.

Après un entraînement de près de deux heures et demie, les deux groupes ont appris à identifier correctement les objets en moins de vingt secondes – une performance sans précédent impossible avec les méthodes vue-vers-toucher habituelles qui exigent généralement un long entraînement et permettent une perception désespérément lente. Fait majeur, cette efficacité était de plus préservée sur la durée : les participants ont été invités à renouveler l’expérience deux ans plus tard et ont réussi à identifier rapidement de nouvelles formes et de nouveaux objets en utilisant ASenSub.


Sur les trois rangs de broches ressenties par les extrémités des trois doigts (à droite), les broches qui dépassent (en noir) représentent un triangle noir capturé par la caméra

ASenSub présente un autre avantage : il permet à des aveugles de naissance de « ressentir » réellement la sensation de voir des objets à distance. Le docteur Graffi explique : « En tant que clinicien, c’est fascinant de voir qu’ils peuvent réellement expérimenter des propriétés optiques dont ils avaient jusqu’ici uniquement entendu parler, comme les ombres produites par des objets distants. »

La réussite de l’expérience était partagée de la même manière chez les non-voyants et les voyants, mais l’analyse des résultats a montré que leurs stratégies d’analyse étaient différentes. Les personnes voyantes se focalisaient en général sur les particularités des objets, comme la pointe du triangle, la corne du rhinocéros ou les lames des ciseaux. En revanche, les personnes non-voyantes étudiaient les contours de l’objet tout entier comme ils le font quand ils découvrent un objet par le toucher dans leur vie quotidienne.
En d’autres termes, les participants ont utilisé la stratégie qui leur était la plus familière ce qui suggère que l’apprentissage et l’expérience nous guident principalement dans l’utilisation de nos sens plutôt que certaines propriétés du cerveau innées, génétiquement préprogrammées. Et cette conclusion suggère que, dans le futur, il sera peut-être possible d’apprendre aux personnes souffrant d’un handicap sensoriel à optimiser l’utilisation de leurs sens.

 


Les zones les plus analysées, en jaune et en rouge, révèlent les différences de stratégie d’analyse employées par les personnes voyantes (à gauche) et non-voyantes (à droite) au cours de l’utilisation d’ASenSub.

« D’une façon plus générale, notre étude contribue à confirmer l’idée que les sens naturels sont principalement actifs, » dit le professeur Ahissar. « Nous laissons les personnes être actives de manière intuitive, en utilisant leurs systèmes de perception automatiques qui travaillent étroitement avec le cerveau et l’environnement. C’est ce qui a permis à cette méthode d’être bien meilleure que les méthodes préexistantes de vue-vers-toucher, » ajoute le docteur Zilbershtain-Kra. « Notre approche a montré l’incroyable plasticité du cerveau qui, d’une certaine façon, permet aux gens d’acquérir un nouveau sens. Après avoir observé que les participants assimilaient cette nouvelle méthode de perception par détection active aussi rapidement, j’ai commencé à utiliser des principes similaires dans mes cours – je me suis assurée que mes étudiants restaient actifs tout au long du processus d’apprentissage. »

Le système ASenSub pourrait être utilisé pour des études fondamentales plus approfondies de la perception humaine. Il pourrait également être utilisé quotidiennement par des non-voyants mais pour cela, il doit être miniaturisé pour pouvoir être porté comme un gant ou incorporé dans une canne.

La science en chiffres

Comparé aux autres méthodes existantes, ce système qui convertit des informations visuelles en signaux tactiles en se basant sur la « détection active » est fortement amélioré : la détection d’objets en 2D et en 3D est plus précise de 300% et plus rapide de 600%

Le professeur Ehud Ahissar est détenteur de la chaire professorale en neurobiologie de la famille Helen Diller.



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