05 Mar Une exception à la règle : un odorat intact en absence d’une structure olfactive cruciale du cerveau
Une poignée de femmes gauchères ont un odorat excellent malgré l’absence de bulbes olfactifs.
Images IRM améliorées par ordinateur de cerveaux de femmes gauchères qui révèlent que deux bulbes olfactifs manquent. Image : Eva Mishor et Ofer Perl
La paire de structures cérébrales appelées bulbes olfactifs, censés encoder notre sens de l’odorat, est-elle vraiment nécessaire ? Constituent-ils la clef de l’existence de ce sens ? Des chercheurs de l’Institut Weizmann des Sciences ont récemment montré que certains humains peuvent parfaitement sentir des odeurs sans bulbe olfactif. Leur découverte – que 0,6% des femmes et plus particulièrement 4% des femmes gauchères, ont un sens de l’odorat intact malgré l’absence de bulbe olfactif dans leur cerveau – remet en question la notion établie que cette structure est absolument indispensable pour la fonction de sentir. Les découvertes de cette étude, publiée aujourd’hui dans Neuron, pourraient ébranler certaines théories conventionnelles qui décrivent le fonctionnement de notre odorat.
Chez une grande majorité des personnes possédant des bulbes olfactifs fonctionnels, les signaux nerveux des récepteurs du nez passent d’abord par les bulbes avant d’atteindre le centre olfactif du cortex cérébral. La théorie prédominante est que les bulbes olfactifs combinent l’information des six millions de récepteurs – d ‘environ 400 types différents environ – de notre nez et encodent et transmettent un signal unique « d’odeur ». Ainsi, certaines personnes souffrant d’une anosmie congénitale – c’est-à-dire qu’elles n’ont jamais eu d’odorat – ne possèdent effectivement pas de bulbe olfactif.
L’importance des bulbes olfactifs dans la perception olfactive est la vision communément admise, mais dans les années 1980 et 1990, des chercheurs ont retiré les bulbes olfactifs du cerveau de rongeurs et ont découvert que leur odorat restait fonctionnel. Cependant, ces découvertes n’ont pas été bien accueillies par la communauté scientifique.
Mais les découvertes faîtes aujourd’hui au sein de l’Institut national Azrieli pour la recherche et l’imagerie du cerveau humain se sont avérées inattendues. En effet, suite à une série d’IRM du cerveau effectuée par les docteurs Tali Weiss et Sagit Shushan (du laboratoire du Professeur Noam Sobel, département de Neurobiologie de l’Institut Weizmann), une personne n’ayant pas de bulbe olfactif dans son cerveau avait un odorat parfaitement normal. Cette personne insistait : son sens de l’odorat n’était pas seulement normal il était même excellent. « Nous avons testé les capacités de son odorat de toutes les façons possibles, et elle avait raison, » dit le professeur Sobel. « Son odorat était effectivement au-dessus de la moyenne. Et elle ne présentait pourtant aucun bulbe olfactif. Nous avons effectué de nouveaux scanners à très haute résolution et n’avons vu aucun signe de cette structure particulière. »
L’équipe de recherche, dirigée par le docteur Weiss et l’étudiante en recherche Timna Soroka, a tout d’abord pensé que c’était une sorte d’exception confirmant la règle. Ils ont donc effectué des scanners IRM fonctionnels de son cerveau et les ont comparés avec ceux d’un groupe contrôle. Mais ce groupe contrôle devait avoir certaines particularités : le sujet devait être une femme et elle était gauchère – deux traits qui influencent l’organisation du cerveau – donc les chercheurs ont invité les autres femmes gauchères à effectuer un scanner comparatif de leur cerveau. « Quand le neuvième sujet du groupe « contrôle » s’est également avéré dépourvu de bulbe olfactif, une alerte s’est déclenchée, » dit le docteur Weiss.
Le bulbe olfactif présente un volume d’environ 58 mm3, il est visible à l’œil nu sur les images, mais si quelqu’un ne recherche pas spécialement cette structure, il peut passer à côté de sa présence ou de son absence (Professeur Sobel). Et puisque les différences liées à la chiralité peuvent compliquer les données, certains chercheurs se sont concentrés sur des droitiers, supposant que leurs découvertes dans des domaines tels que le système olfactif seraient aussi applicables aux gauchers.
Et pourtant, une fois que l’équipe de recherche a commencé à chercher des preuves attestant ce phénomène, elle a découvert une base de données préexistante : le Human Connectome Project (en français : Projet sur le connectome humain). Dans cette base de données comprenant les scanners de 1113 cerveaux, la plupart étant ceux de jumeaux, environ 10% étaient gauchers (pourcentage classique des gauchers dans la population). Et parmi les images contenues dans cette base de données figuraient les résultats de tests d’odorat effectués sur les sujets. Les docteurs Weiss et Timna Sokora, aidées de Liav Tagania, un étudiant travaillant sur un projet dans le laboratoire du professeur Sobel, ont effectué des recherches dans cette base de données. Ils n’ont pas trouvé un seul homme sans bulbe olfactif avec un sens de l’odorat intact, mais ils ont trouvé quatre femmes pour qui c’était le cas. Et parmi ces quatre femmes, deux étaient gauchères. « Ce qui était encore plus étonnant était que les deux femmes gauchères avaient chacune une jumelle, et que celles-ci possédaient des bulbes olfactifs ! Mieux encore, celles qui n’en possédaient pas avaient eu un meilleur score au test olfactif que leurs sœurs jumelles, » dit Timna Sokora.
L’IRM de deux cerveaux. La femme sur la gauche possède des bulbes olfactifs et la femme sur la droite n’en possède pas mais elles ont toutes deux un excellent odorat
Comment ces « exceptions à la règle » cadrent-elle avec la théorie communément admise sur l’odorat ? De nombreuses explications sont possibles. L’une d’elle est que le cerveau, qui est très plastique, crée une « carte des odeurs » ailleurs dans le cerveau de ces femmes. Une autre explication possible est que ces exceptions réfutent la règle communément admise. « Les idées admises placent le bulbe olfactif en position de centre de traitement d’une information complexe et multidimensionnelle, mais peut-être que notre odorat fonctionne plus simplement que ce que l’on pense, avec moins de dimensions. Il nous faudrait une imagerie à plus haute résolution – dépassant le seuil autorisé sur les humains aujourd’hui – afin de résoudre ce problème, » dit le professeur Sobel. « Mais le fait est que ces femmes sentent le monde de la même façon que n’importe qui et que nous ne savons pas comment cela est possible. »
Les recherches du professeur Noam Sobel sont financées par la chaire professorale de neurobiologie Sara et Michael Sela, l’Institut national Azrielia pour la recherche et l’imagerie du cerveau humain qu’il dirige, le Centre pour l’imagerie cérébrale Norman et Helen Asher, le Laboratoire de recherche en neurobiologie de l’olfaction Nadia Jaglom, la Fondation Adelis, le Fonds pour la recherche sur le cerveau Rob et Cheryml McEwen et le Conseil Européen pour la Recherche.